La Grande Equanimité
Ce texte, écrit par Alain, fait suite à une réflexion de Marie-Christine diffusée sur le blog , le 4/12/2101 et intitulée « Ni M, ni N ».
Les cinq sens. Série de peintures de Hans Makart
Cela me rappelle ce moment de vie inoubliable où nous étions à table, l’un
de ces dimanches traditionnels en famille, ma mère nous ayant préparé le repas
dominical.
Du gigot d’agneau, des pommes de terre sautées, de fins haricots verts, des
petits pois et quelques jeunes carottes, l’ensemble beurré à souhait. Mon père
était un artiste du découpage. L’homme faisait ici son œuvre et nous le
regardions faire, emplis du fumet et gardions le silence, religieusement.
Lorsque les assiettes furent remplies, j’observais que les conversations allaient bon train, alors que nous mangions. Comme souvent, je me taisais, préférant me délecter, ma mère étant une cuisinière hors pair. Je l’honorais… quelque part.
J’avais toujours un œil sur mon frère aîné, aveugle, qui mangeait sans se soucier de sa cécité, ni trop de son assiette, tout en bavardant, insatiable en tous domaines… et régulièrement, sans qu’il le sache, je ramenais avec ma cuillère les aliments éparpillés au centre de celle-ci pour qu’il mangeât plus facilement.
Mon père régnait avec simplicité
et autorité, ma mère servait avec son amour et nous, les enfants, étions
distraits par nos complicités où l’humour prenait la place.
Ces moments de famille, ils sont là, ancrés en moi comme les instants les plus
stables de ma vie.
Puis, avant le dessert, ma mère apporta le fromage et ce jour-là, entre autres,
il y avait un camembert, un peu comme ceux qui en leur temps, étaient acheminés
hebdomadairement par train pour mon grand père, avec pour chacun une étiquette
sur laquelle était inscrite le jour de sa consommation… bref, un camembert fait
au plus que parfait, avec tout l’arôme qui semblait indissociable de sa forme,
une sorte d’émanation
Mon frère, subrepticement,
étendit son corps bien droit et s’exclama :« C’est toi Louise ?! »
Un immense éclat de rire général l’ambiance déjà subtile et les larmes
coulèrent en même temps.
Je me souviens que, lorsque le fou rire surgit, le mal de ventre est si
intense, alors qu’aucun n’en est soustrait, il arrive un instant où soit nous
mourons, soit nous revenons en scène.
Ces moments de vie sont tellement magnifiques qu’aucun de la tablée n’en put
s’en dissocier pour le restant de sa vie.
Aujourd’hui, chaque fois qu’à la maison, nous dégustons un fromage excellent, je n’oublie jamais de dire à l’assistance : « C’est toi Louise ? »
Bien, ceci étant, nos cinq sens
nous dirigent. Ils sont les premières instances naturelles de conscience avant
que la conscience mentale émerge, celle où l’humour surgit, tel un enseignement.
C’est effectivement après que cela se gâte, lorsque nous dénaturons
l’expérience par ces deux principes de la dualité : « J’aime ou… j’aime pas »
De là à dire que chacun ne devrait pas avoir ses préférences ou ses dégoûts
n’est pas correct.
De sa plus tendre enfance, jusque dans la matrice, le bébé rejette ou ne
rejette pas. Je le sais puisque ma fille a fait d’emblée une anorexie
sélective.
Certes, au-delà du problème de
société, il y a aussi une problématique d’éducation.
Cependant, même chez les animaux, on découvre par l’observation qu’ils sont
uniques et qu’eux aussi, ils ont des préférences et des dégoûts, ne serait-ce
que dans la nourriture.
Transcender cela est une pratique. Elle a pour but de redonner à l’être sa
condition primordiale, originelle où toutes les manifestations sont vécues en
une seule saveur, un goût unique.
Cela s’appelle l’équanimité.
Y’a du boulot !
Alain