Histoire de mon père
Dernièrement, j'avais écrit un texte"La vieille dame". Cela a du rappeler à Alain certains souvenirs concernant son père. Il nous livre une tranche de vie comme il sait si bien les raconter. Pas terrible la vieillesse !! Nous y arriverons tous. Acceptons le temps qui passe et défraîchit les plus beaux corps!
Les photos, que m'a transmises Alain, représentent son père et sa mère.
Ce matin-là, ma mère trouve mon père en bas de son lit, incapable de se lever.
Elle en a marre elle aussi des frasques de son mari et mon frère aîné également.
Depuis sa péridurale ratée suite à un adénome de la prostate, mon père s'imagine qu'il est paralysé des jambes et il se plaint qu'elles le brûlent. Le neuropsychiatre lui donne du prozac et je sais intimement que mon père vieillit, tout simplement et qu'il a peur. Voilà des années qu'il nous dit qu'il finira en chaise roulante.
Il n'y en a qu'un qui essaye de lui faire comprendre que son mental y est pour beaucoup. J'essaye de minimiser et en même temps, je prends en considération ses souffrances morales. Cela me fait mal pour lui mais je ne sais plus quoi faire. Je me dis qu'il faudrait un choc. En tout cas, je ne le laisse pas tomber, je ne le laisse pas sur le bord de la route. Il sait d'ailleurs que je ne le laisserai jamais tomber.
Alors ce matin-là, ma mère appelle les pompiers. Ils viennent et ils l'emmènent à Saint-Jean de Dieu, l'asile pour ceux qui ne sont pas bien dans leurs têtes.
On ne m'a pas prévenu tout de suite car je n'habite pas à côté.
Ma mère et mon frère ainé se mettent d'accord pour qu'il reste là-bas. Ainsi, il ne sera plus un poids pour les autres.
Quand j'apprends ce qui se passe, je prends ma voiture et je fonce à Lyon. J'arrive à Saint-Jean de Dieu, mon père est dans un fauteuil roulant. Il a l'air hébété. J'ai cru me voir dans le film avec Jack Nicholson - "Vol au-dessus d'un nid de coucou". Une grande pièce au centre, des malades qui courent, d'autres qui parlent à des fantômes, d'autres qui ont une grande souffrance sur le visage, d'autres qui sont seuls, d'autres qui sont surveillés parce qu'ils ont l'air imprévisibles. Je vois des femmes et des hommes en vêtements blancs, qui sont là pour faire leur travail difficile. Mais il y a longtemps qu'ils ne s'apitoient plus. Je vois des infirmières qui s'affairent et mon père est dans un coin, sur son fauteuil roulant. Quand il me voit, son visage s'éclaire. J'arrive vers lui et je hausse le ton, pour que tout le monde entende bien.
- Qu'est ce que tu fous dans ce fauteuil papa ?
- Je ne peux plus marcher.
- Mais si tu peux marcher. Tu veux rester là ou rentrer avec moi à la maison, parce que c'est maintenant ou jamais.
- Je veux pas rester là. Je veux être avec maman.
- Bon, alors lève-toi et tiens-moi le bras, on s'en va.
- Mais je ne peux pas me lever.
- Bien sûr que si que tu peux te lever. Arrête de faire l'imbécile !
Tout le monde regardait et je peux te dire qu'aucun habillé en blanc ne bronchait.
J'ai levé mon père et quand il s'est retrouvé sur ses jambes, j'ai poussé violemment le fauteuil roulant contre la fenêtre. Il est resté debout. Je lui ai dit de marcher. Il a commencé par de tous petits pas de quelques centimètres. Comme on avançait très doucement, je lui ai demandé de se dépêcher car s'il voulait qu'on dégage d'ici, il fallait qu'on aille chercher ses affaires dans sa chambre et qu'on se tire en douce, sans passer par l'administratif.
On a mis un certain temps pour arriver à sa chambre. Je l'ai assis sur le lit. Il me regardait comme un enfant regarde son père, quand il est livré à lui-même. J'ai ramassé ses affaires (il n'y avait pratiquement rien), j'ai tout mis dans son sac.
- Alors, tu veux qu'on rentre à la maison maintenant ?
- Son visage s'est éclairé comme un enfant émerveillé.
Lève-toi !
Il s'est levé sans problème et m'a tenu le bras. On a marché ainsi doucement jusqu'à ma voiture en prenant soin de ne regarder personne.
Il est monté comme ça, en pyjama. Quand on a stoppé devant la barrière de sortie, le garde n'a même pas regardé. Il a levé la barrière. Pendant le trajet, mon père était heureux... et moi aussi.
Quand j'ai sonné à la porte de l'appartement, ma mère nous a ouvert et est restée bouche bée. Elle n'a pas pipé mot et moi non plus.
Mon père était heureux de retrouver sa femme. Il l'a tellement aimée toute sa vie. Je l'ai emmené dans sa chambre, j'ai fermé la porte et lui ai dit ceci :
- Papa, si tu veux rester ici, même si tes jambes te brûlent, tu as la preuve maintenant que tout est dans ta tête. Alors ne me parle plus jamais de fauteuil roulant et relève-toi tout seul, chaque fois que tu tombes !
Il n'en a plus jamais parlé et a pu vivre encore deux ans de plus, dans la difficulté certes, mais dans la dignité.
Alain Thomas