Tibhirine
Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept moines de Notre-Dame de l'Atlas, à Tibhirine, en Algérie, sont enlevés. Le 23 mai, on apprend leur mort dans des conditions atroces. Leur prieur, le Frère Christian de Chergé, nous a laissé ce sublime testament spirituel, celui d'une vie offerte pour la gloire de Dieu sur la terre d'Algérie. Prémonition de la part du Frère car ce beau texte a été écrit fin 1993, soit 3 ans avant ce terrible assassinat. Ce texte m’a interpelé et bouleversé car le Frère Christian de Chergé pardonne, avant la lettre, à ses bourreaux. Je n’ai pas vu le film (je ne suis pas très cinéphile) mais tous ceux qui sont allé le voir en sont ressortis émus.
S'il m'arrivait un jour - et ce pourrait être aujourd'hui - d'être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j'aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays. Qu'ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu'ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d'une telle offrande ? Qu'ils sachent associer cette mort à tant d'autres aussi violentes, laissées dans l'indifférence de l'anonymat.
Ma vie n'a pas plus de prix qu'une autre - Elle n'en a pas moins non plus. En tout cas, elle n'a pas l'innocence de l'enfance, j'ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas prévaloir dans le monde et même de celui-là qui me frapperait aveuglément. J'aimerais, le moment venu avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m'aurait atteint. Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j'aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C'est trop cher payer ce qu'on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu'il soit, surtout s'il dit agir en fidélité à ce qu'il croit être l'islam. (...)
L'Algérie et l'islam, pour moi c'est autre chose, c'est un corps et une âme. Je l'ai assez proclamé, je crois au vu et au su de ce que j'en ai reçu y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l'Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église. Précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m'ont rapidement traité de naïf, ou d'idéaliste : « Qu'il dise maintenant ce qu'il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s'il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l'islam tels qu'il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion investis par le don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences.
Cette vie perdue totalement mienne et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l'avoir voulue tout entière pour cette joie la, envers et malgré tout. Dans ce merci ou tout est dit, désormais de ma vie je vous inclus bien sûr amis d'hier et d'aujourd'hui, et vous, ô mes amis d'ici aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis ! Et toi aussi, l'ami de la dernière minute, qui n'auras pas su ce que tu faisais. Oui pour toi aussi je le veux ce merci, et cet "À Dieu" envisagé de toi. Et qu'il nous soit donné de nous retrouver larrons heureux, en paradis s'il plaît à Dieu, notre Père à tous deux.
Amen ! inch'Allah ! "
Alger, 1er décembre 1993
Tibhirine, 1er janvier 1994
Christian
Frère Christian de Chergé
Frère Christian de Chergé, prieur de la communauté, 59 ans, est moine depuis 1969 et en Algérie depuis 1971. C’était la forte personnalité humaine et spirituelle du groupe. Fils de général, il a connu l'Algérie pendant trois ans au cours de son enfance et pendant vingt-sept mois de service militaire en pleine guerre d'indépendance. Après des études au séminaire des Carmes à Paris, il devient chapelain du Sacré-Coeur de Montmartre à Paris. Mais il entre vite au monastère d'Aiguebelle pour gagner Tibhirine en 1971. C'est lui qui fait passer l'abbaye au statut de prieuré pour orienter le monastère vers une présence de « priants parmi d'autres priants ».
Avec sa communauté, il définissait sa vocation monastique en terre d'islam comme celle de " priants parmi d'autres priants ".Sa spiritualité est nourrie de la rencontre de l'islam et d'un dialogue existentiel, au quotidien, avec les voisins et amis musulmans, Elle est une spiritualité de la rencontre, une spiritualité de " la visitation " offerte à notre temps marqué par la pluralité religieuse et par l'engagement de l'Eglise dans le dialogue inter religieux. Plus largement, une spiritualité pour tous ceux qui pressentent le mystère qui habite toute rencontre et désirent en vivre.
Voici ce qu'en dit Elizabeth qui a vu le film
L’interprétation est absolument parfaite, Michael Lonsdale (absolument
magistral) et Lambert Wilson en tête, mais tous mériteraient d’être
nommés un par un, tant ils font exister avec naturel ces hommes
obstinés, chacun avec son caractère, avec ses forces et faiblesses. Leur
décision de rester sur place, contre toute prudence, décision
longuement mûrie, décision qui leur coûtera la vie, sert-elle vraiment à
quelque chose ? Je crois qu’elle sert surtout à donner du sens. Ces
hommes sont venus là pour donner un sens à leur vie – et comme elle n’en
a pas a priori, on n’a pas d’autre alternative que de tenter de lui en
donner un. (C’est ce que je pense moi, pas ce qu’ils pensent eux,
puisqu’ils ont la foi, même s’il leur arrive de douter. En ce qui me
concerne, je suis athée les jours impairs, agnostique le reste du temps,
avec néanmoins un appétit certain de spiritualité.)
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