Le Domaine de mon vieil ami
Une belle histoire contée par Mamydou( Marie-Jeanne Edel)
J’ai chaud sur l’avenue qui grimpe jusqu’au sommet du Mont Faron ; mais c’est toujours le cœur léger que je parcoure cette route. Peu avant la première corniche qui domine Toulon, j’aperçois le mur blanc, le portail et la cheminée dans les arbres ; me voici presque au but. Je me retourne, laissant dans mon dos les montagnes, hélas de plus en plus déboisées ; je respire profondément et mon regard embrasse la ville et sa rade jusqu’à l’horizon.
Deux sons cristallins ! La clochette annonce ma visite. J’entre, sans attendre, dans une Paix de Cathédrale, sous la voûte des arbres centenaires. J’ai laissé le monde derrière la grille refermée. Mes pas sur l’allée de graviers se font religieux.Ce Domaine est celui d’un ascète qui a puisé sa Sagesse en Orient. Je suis privilégiée de son cœur et une habituée de ces lieux bénis.
Je sais qu’il m’attend, penché
sur la terre, vigoureux, candide, immuable comme l’Eternité. Son regard est
bleu comme les trouées dans le feuillage. Il se cache et je savoure le bonheur
de sa présence encore invisible. Dans la communion de nos cœurs, je fais durer
la joie …
Là près de l’entrée, je contemple un moment le ballet des poissons rouges entre
les massifs de pierres moussues. Le bassin où s’élargissent les nénuphars est
adossé au mur de clôture. Un rideau de roseaux dérobe aux regards le bain
matinal du Maître. Devant la maison, sans âge,
enfouie sous le lierre argenté, un mûrier depuis bien longtemps ne nourrit plus
de vers à soie. Il m’offre ses mûres douceâtres et son ombre fraîche. Je
savoure les fruits et le désordre luxuriant du jardin, juste retouché d’une
main d’artiste pour le ravissement des yeux.
Tout est là pour tous les rêves : le palmier exotique et la haie d’aubépine ; le laurier-fleurs près du banc de troncs rugueux ; le sapin bleu serrant contre lui le néflier fragile aux larges feuilles vernissées. Sous le couvert d’un odorant pittosporum où un coin d’herbe invite à la méditation, un papillon décrit une courbe gracieuse. Les branches d’un poivrier caressent les touffes de cyclamens sauvages.
Je m’avance entre les haies de roses. Cette goutte d’eau sur un pétale fané me rappelle une larme de tendresse sur une joue ridée. Je me souviens de ma confusion lorsque deux mains chères m’offrirent le premier bouton entr’ouvert. Je m’assois au bord du puits surmonté d’un treuil de fortune. Une source d’eau pure remplit le seau à l’extrémité de la chaîne grinçante. C’est un vrai cadeau du ciel à ce Domaine enchanté. Tout contre, un tronc d’olivier cache sa misère sous un jeune lierre. De là j’observe mon ami. Il le sait, mais feint de l’ignorer. Un sourire malicieux fait trembler sa barbe. Son crâne luit sous le soleil, une couronne de longs cheveux blancs vole sur ses pommettes hautes. Il n’est vêtu que du minimum décent, cependant la Majesté le recouvre naturellement du plus digne des manteaux.
Avec des gestes d’une lenteur
appliquée, il enfonce de son pied la bêche à deux manches, outil provençal. La
symétrie du mouvement des bras qui plongent avec le buste, donne au geste de la
puissance et de l’harmonie. L’effort a fait saillir les muscles sous sa peau
bronzée, la motte retournée, il rejette la tête en arrière en redressant tout
son corps ; entre le pouce et l’index, il lisse sa barbe et offre son visage au
ciel … bref instant d’abandon pour un nouvel effort.
C’est un spectacle saisissant qui nous fait réviser la valeur de certaines
affirmations. Dire qu’il est octogénaire n’a pour lui aucun sens ! Tout autour s’alignent les semis,
les pousses neuves, les carrés de salades, les files de tomates. Plus loin
s’étend un pré d’herbe ondoyante d’où émergent pêchers, abricotiers et
cerisiers.
J’abandonne mon puits et descends quelques marches de pierre. Je suis
maintenant tout près de mon ami et mon cœur bat un peu plus vite de notre joie
à tous les deux.
Il lève les yeux, subtilement triomphant. Son visage s’illumine et nos regards
s’étreignent de toute une infinie compréhension.
- Regardez, les limaces ont encore fait des dégâts dans mes semis !
-Quelle audace ! Voulez vous que je désherbe les allées ?
- Avec joie, vous trouverez la binette dans la remise !
En passant, sans permission, je cueille une tomate toute chaude de soleil, c’est bon !
Les paroles, les gestes de tout le monde, tombent comme des petits cailloux rassurants dans le grand Océan de notre mystérieuse entente.
Marie Jeanne Edel