La gloire de mon père
1958, j'avais huit ans.
Nous n'avions plus de gramophone à cette époque mais déjà notre premier tourne-disque.
Mon père avait une collection impressionnante de 78 tours.
Nous devions en prendre grand soin avant de passer un disque et surtout faire
très attention à ne pas le rayer. La moindre turbulence pouvait faire déplacer
le bras et cela pouvait avoir des conséquences irrémédiables.
C'est mon père, grand mélomane et lui-même ayant fait partie d'un quatuor vocal
parrainé dans les années trente par Jean Sablon et constitué de trois frères
tous dentistes, qui m'a fait découvrir très jeune la passion de la musique.
A l'âge de huit ans, je connaissais par cœur toutes les symphonies de
Beethoven, mais aussi Mozart, Tchaïkovski, Moussorgski, Rimski-Korsakov,
Schubert, Mozart, Haydn, Haendel, Bach et j'en passe. Mais c'est bien le jazz
qui avait notre préférence à tous les deux.
Mon père n'a pas eu de chance car la guerre les a séparés tous les quatre. Je
ne savais pas à quel point son groupe vocal, très original, puisque leur
spécialité était de chanter à quatre voix sans paroles ni instruments, sans la
guerre, serait certainement devenu célèbre. Ils se servaient uniquement de
leurs mains collées sur la bouche et ils sortaient des sons d'instruments
(trompettes et autres) et à l'époque, ils faisaient un tabac. Leur musique
s'apparentait au jazz.
Ils se sont produits notamment au Café de Paris à Monte
Carlo, sous la houlette de Jean Sablon.
Et puis la guerre. Mon
père a échappé aux camps allemands, malheureusement pas ses partenaires et
amis, qui sont passés par Dora où ils sont revenus une petite centaine sur
trois ou quatre mille.
Les frères Gaillot, tous trois dentistes, n'ont jamais,
jamais parlé de cette portion de leur vie.
En 1966, mon frère qui était déjà aveugle, se mariait à Tassin la demi Lune,
dans un grand restaurant qui s'appelait "La Sauvagie" et c'est la
seule fois de toute ma vie où j'ai eu l'immense bonheur de voir le quatuor à
nouveau réuni et, sur la fin de cette journée grandiose, j'avais seize ans, à
la demande générale, ils sont montés sur scène et je suis resté bouche bée devant
eux, le cœur en chamade.
J'étais fier de mon père. Ce qu'ils ont interprété, sans avoir répété une seule minute, fut pour moi l'un des moments les plus forts de ma vie.
C'était extraordinaire d'originalité et ils ont pris un réel plaisir à chanter quelques morceaux fantastiques.
Mon père m'a fait découvrir le jazz et j'ai été bercé par les Django Reinhardt, Fats Waller, Benny Goodman, Tommy Dorsey, Billie Holiday, Cab Calloway, Tommy Dorsey, Earl Hines, Lil Armstrong, Artie Shaw, Chet Baker, Bil Coleman, Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Joe Turner et bien d'autres encore.
A sa retraite, mon père a enregistré ce qui représente aujourd'hui l'une des plus grandes collections de jazz, sous forme de cassettes audio. Il en a fait plusieurs petites valises qu'il m'a léguées à sa mort en 2003.
Les cassettes aujourd'hui sont un peu les 78 tours de l'époque. Cette collection, je me suis dit que je l'écouterai pour mes vieux jours (si possible). J'ai conservé un appareil permettant de lire des cassettes. Je le garde précieusement.
Aujourd'hui, il ne se passe pas une nuit sans que je
m'endorme avec de la musique.
J'écoute de la musique classique et du jazz choisis. Je n'ai pas besoin de
somnifère. La musique reste pour moi le meilleur objet de méditation et donc
d'attention.
Sans la musique, la vie n'aurait pas eu la même saveur. Jusqu'à la fin de cette
vie, elle restera mon moteur principal, à la gloire de mon père.
A toi papa, qui fut respecté et aimé par tellement de gens, pour ta simplicité, ton humour, ta personnalité légèrement misanthrope, ta grande culture générale, ta passion pour la science, les animaux et la musique !
Alain Thomas